lundi 26 juillet 2010

Comment j’ai raté mon coming out en le réussissant, et vice versa.
26 juillet, 2010
« Tu sais, papa, tout le monde m’a toujours envié mon coming out. Moi, naïvement, je pensais que la plupart des parents réagissaient comme vous. Depuis, j’ai déchanté. C’est plutôt vous deux, l’exception.
- Notre politique, ça a toujours été de faire au mieux pour nos enfants.
- Eh bien c’est réussi. »
Je me rappelle ce jour, il y a bientôt dix ans, où je leur ai dit. Mais qui ne se souvient pas de sa sortie de placard, que la porte de celui-ci grince, craque, ou glisse sur des gonds bien huilés. C’est un instant solennel. A l’époque, je ne disais pas grand chose de moi, à quiconque, et surtout à mes parents. Un an et demi plus tôt, j’avais avoué la chose à ma jumelle, sans appréhension aucune, et elle avait accueilli la nouvelle avec un haussement d’épaules – « oui, bon, je m’en doutais bien » – et beaucoup de bienveillance. Elle se réjouissait de savoir que la fille que j’aimais, à l’époque, était cette fille-là. Mais le dire à mes parents m’a pris de très longs mois.
Dans le train qui m’expédiait vers le lotissement familial, je bouillonnais d’adrénaline. C’était en mars, un samedi, il faisait froid. Quelques semaines auparavant, j’avais appris que ma compagne avait obtenu sa mutation et allait me rejoindre. Nous allions habiter ensemble, enfin. Nous avions commencé à éplucher les petites annonces immobilières. Nous nous étions pacsées un jour de décembre pour faciliter le rapprochement de conjoints. Un autre samedi froid. La fille que j’aimais était malade, elle avait une extinction de voix, le Pacs était encore un nourrisson et nous redoutions le regard de l’employée du tribunal d’instance de la déprimante petite ville dans laquelle elle avait été exilée. Face à l’indifférence administrative, qui se contenta de remarquer que nous étions, il me semble, le onzième Pacs du coin, j’avais tenté de détendre l’atmosphère en faisant remarquer que faire son coming out face à l’Etat dans un bureau dont la superficie claustrophobe évoquait un placard ne manquait pas de sel. Ma remarque avait été accueillie par un double silence, celui du fonctionnaire qui fonctionnait, et celui de ma compagne dont les cordes vocales étaient hors-service.
Bref, plus tard, un jour de mars, recroquevillée contre la vitre d’un compartiment, je tâchais de me concentrer sur les mornes paysages icaunais, champs blanchâtres et flous qui défilaient à travers la fenêtre, en essayant de rationaliser des angoisses totalement irrationnelles. Après tout, mes parents avaient plus d’une fois fait preuve d’ouverture d’esprit. Ils étaient cultivés. Ma mère m’avait fait découvrir Carson McCullers, Virginia Woolf, Anaïs Nin. Elle aimait Tenessee Williams, Nan Goldin. Et même si nous n’avions jamais aucune conversation intime, tout dans l’attitude de mon père exprimait l’amour de ses filles – ce qui avait plus d’une fois exaspéré les adolescentes que ma sœur et moi avions été (« Papaaaa, mais arrête de nous coller ! »). En toute objectivité, si j’avais peur, c’était simplement parce que j’allais, pour la première fois de ma vie, parler à mes parents. Pour une fois, nous n’allions pas nous contenter d’évoquer les anecdotes du village, le boulot et nos quotidiens. J’allais servir mes tripes à la table familiale.
Il suffisait que je me jette à l’eau dès mon arrivée.
Comme je suis lâche, j’ai renoncé, et le déjeuner s’est passé de la façon la plus habituelle, alors que j’avais l’impression d’être dans la quatrième dimension. L’après-midi se déroula dans une normalité atterrante. Le dîner suivit la même course. Si je n’avais pas eu la fille que j’aimais au bout de fil alors que je digérais les bons petits plats maternels auxquels j’avais à peine touché, pour lui suggérer que je pourrais toujours leur dire plus tard, je pense que j’aurais laissé filer le week-end ainsi. Elle, ça faisait longtemps qu’elle l’avait faite, sa sortie de placard. Ç’avait été catastrophique, mais elle avait fait front.
Je rejoignis donc mes parents dans le salon. Ma mère avait allumé la télévision et ils regardaient Le plus grand cabaret du monde – à sa décharge, ma mère adore les numéros de cirque. Moi, j’avais l’impression que j’allais rater le mien. Trop de pression.
Des acrobates voltigent sur l’écran.
« Il faut que je vous parle.
- Mmmmh ? »
Carpé et salto arrière. Je fonds en larmes aussitôt et en ai honte, j’ai l’impression d’avoir cinq ans.
« Mais pourquoi tu pleures ? C’est grave ?
- Jaimunefilléjevaihabitéhavèquelle. »
Equilibre tendu.
« Onsépacsées. »
Pas chassés, cabriole.
« Ah bon, mais ce n’est rien, ça ! Tu es heureuse ?
- Voui », réponds-je dans un hoquet pathétique.
Applaudissements nourris.
Et chacun de reprendre ses activités : mes parents évaluent la qualité du spectacle offert par les acrobates, je me mouche, Patrick Sébastien exulte.
Je ne suis pas vraiment soulagée. En fait, je réalise que j’espérais que mon aveu ouvre la voie à des discussions sur qui nous étions. Alors je force un peu les choses :
« Vous ne voulez pas savoir avec qui je suis ? »
Après tout, ils la connaissent.
« Si tu as envie d’en parler, il n’y a aucun problème. »
Je me contente de donner son prénom. Impossible d’en dire davantage. Je me sens vraiment nulle. Mon père fait cependant un effort.
« C’est une jolie fille. »
Il s’adresse à ma mère et lui dit qu’il avait vaguement pensé que je pouvais être homo, jadis. Ma mère s’étonne qu’il ne lui en ai touché mot. Elle avoue qu’elle ne s’est jamais posé la question, que cela importe peu.
C’est tout.
Sur le coup, et pendant des mois, j’ai l’impression d’avoir parfaitement réussi ma sortie de placard. Ici et là, j’entends le récit des autres, et je réalise que je suis une des rares pour qui l’événement n’a causé aucune catastrophe mondiale. Tout le monde m’envie mes parents, et c’est vrai, ils sont formidables. Mais petit à petit, l’aberrante normalité de ma sortie de placard me frustre. J’ai l’impression de ne pas avoir d’histoire. C’est vrai, il faut des drames pour faire un bon récit. De l’action. Des rebondissements. La plate tranquillité de mon coming out et la rapidité avec laquelle il fut réglé me donnent un sentiment d’irréalité. Parfois, je me demande même si cette scène a existé. Et au final, des années plus tard, j’en suis venue à l’absurde conclusion que j’ai raté mon coming out. Celui-ci a, à mes yeux, révélé le fait que mes parents n’ont guère fait attention à moi, pendant toutes ces années : comment ont-ils pu ne pas voir tous les signes avant-coureurs de mon homosexualité ? s’ils avaient pressenti que j’étais lesbienne, peut-être aurais-je identifié la gouine-en-moi plus tôt ? peut-être aurais-je perdu moins de temps ? peut-être n’aurais-je pas stupidement essayé de me convaincre, toutes ces années, que j’aimais les garçons, et que, simplement, je n’avais pas encore pêché le bon ?
En somme, je leur reprochais mon propre manque de lucidité, alors que j’avais tout fait, enfant puis adolescente, pour être invisible, ayant très tôt conscience que moins on fait de vagues, moins on vous enquiquine. Petit à petit, j’ai réalisé que je pouvais parler plus intimement de moi à mes parents, que c’était moi qui avais creusé la distance en considérant que ma vie privée ne les regardait pas. Tout simplement parce que je ne savais pas quelle devait être ma vie privée.
Qu’est-ce que je peux être cruche, parfois.
« Tu sais, quand tu nous as dit que tu étais homo, ça nous a rapprochés des D***. Christine a très mal vécu l’homosexualité de son fils, au début. Et Patrick aussi, d’ailleurs.
- Ah bon ? Pourtant je me souviens du jour où Christine, toute sautillante et joyeuse, envisageait que je puisse faire des enfants avec Guillaume. Moi j’avais l’impression qu’au contraire, elle était la parfaite mère à pédé.
- Pas du tout, non. Elle ne l’a d’abord pas accepté. Ca leur a pris du temps, à tous les deux. Maintenant, tout va bien, bien sûr, mais… Tu sais, on était de simples connaissances, avant que je leur dise que tu étais homo, toi aussi. Et on est devenus amis

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Pas de libelles par exemple
sinon je devrai les enlever